N°2 - Extraits du correspondant de guerre du « Journal » Henry Barby intitulé « Au pays de l'épouvante, l'Arménie martyre ». Ce document de 300 pages est disponible sur le Web.


Henri Barby fut présent sur plusieurs lieux entre 1916 et 1917 au plus fort des massacres perpétrés contre les arméniens.

La responsabilité de l'Allemagne dans ce qui va arriver aux arméniens est dénoncée par Barby en ces termes page 15 :

« Dans son dessein de faire de la Turquie un champ d'expansion pour la race germanique, elle a un puissant intérêt politique à la disparition des Arméniens. Si donc, dans ce domaine de l'horreur, le « travail » va être turc, la « méthode » sera allemande ».

page 24 :

A Erzeroum une nuit, le 16 juin 1915, les Arméniens sont réveillés par une troupe en armes. Immédiatement, on sépare des hommes, les femmes et les enfants. On ordonne à tous de se mettre en route. Et ainsi, par petits groupes, au milieu des larmes, ils prennent le chemin de l'exil.

Bientôt aussi, les massacres commencent.

Des bandes de Kurdes paraissent et comme des loups, se jettent sur ces groupes désarmés. Ils enlèvent les femmes, les jeunes filles, au teint de bronze pâle, aux grands yeux sombres ; ils emmènent en captivité les jeunes gens robustes, qu'ils contraignent à travailler pour eux ; ils massacrent les autres, ceux qui n'ont ni force, ni jeunesse, ni beauté.

Un certain nombre d'infortunés parviennent pourtant jusqu'à Kemah, exténués, épuisés, presque nu ; ils semblent des squelettes vivants…

mais la tuerie recommence et les eaux de l'Euphrate charrient tant de cadavres que, amoncelés par endroits, ils forment des barrages qui obligent le fleuve à modifier son cours.

Comment évoquer les effroyables scènes qui m'ont été décrites ? Les enfants massacrés, mutilés sous les yeux de leurs mères, folles de peur et d'horreur, que les bourreaux contraignent à boire des tasses de sang fumant ; les femmes égorgées lorsqu'elles étaient vieilles, violentées lorsqu'elles étaient jeunes et jolies, et à celles qui étaient rebelles, on cassait les doigts, on brisait les bras…

il y eut des raffinements dans la cruauté déchaînée. Un groupe de ces émigrants forcés raconta un jour, un « Mutesarif » qui semblait accessible à la pitié et qui s'offrit de leur servir de guide. Bienveillant, à la tête de ses gendarmes, il les accompagna en effet, jusqu'à un défilé étroit… et là, calme et souriant, les fit massacrer jusqu'au dernier.

Page 47 : juin 1915

Dès les portes de le ville, près du village de Djévizlik, ont lieu des scènes d'indicible horreur.

Les hommes sont séparés de leur femmes et de leurs enfants, dont les cris d'effroi emplissent la campagne. A coups de sabre, à coups de couteau, à coups de fusil, avec mille raffinements de cruauté, on les massacre. Le terre, l'herbe sont trempées de sang. Les enfants, les yeux agrandis par la terreur, poussent de longs hurlements ; les femmes se tordent les bras, supplient, s'évanouissent.

L'odeur fade du sang répandu se sent à plusieurs centaines de mètres à la ronde. La sinistre besogne est bientôt finie. Quelques derniers coups de feu retentissant isolés indiquent que, de loin en loin, un Kurde achève un blessé qui s'obstine à ne pas mourir.

Les bourreaux s'avancent alors vers le lamentable troupeau que forment les femmes, les jeunes filles et le enfants. A moitié folles de terreur, serrant leurs petits contre leurs poitrines, les mères regardent venir ces Turcs, dont quelques uns sont rouges de sang des pieds à la tête. Les voici au milieu d'elles : leurs yeux luisent...ils ricanent…

Les femmes qui viennent de voir mourir leurs maris, pères et leurs fils, ne sont pas au bout de leur martyre ! Déjà, les barbares ont saisi quelques enfants et les emportant jusqu'au rochers voisins, les ont jetés à la mer. A présent, ils dénouent furieusement les bras maternels qui enserrent les bébés ; les yeux secs, des mères étranglent elles-mêmes leurs petits pour que le Turc ne les torture pas. Des cris déchirants, des cris de terreur et de douleur montent vers le ciel, des supplications ardentes, des clameurs de folie et d'agonie…

les enfants les uns après les autres, sont arrachés à leurs mères. Les bourreaux les tenant par les pieds, leur brisent le crâne sur les rochers, ou bien, les saisissant à deux mains, d'un seul coup, leur cassent les reins sur leurs genoux. Le consul des Etats-Unis à Trebizonde, a relaté ces faits dans un de ses rapports.

« Pitié ! Pitié ! » les tigres ont-ils pitié ? Par endroits des scènes terrifiantes, que l'imagination peut à peine se représenter, se déroulent. Dans un coin, deux Kurdes, ivres de carnage, se sont emparés d'un même enfant, l'un par une jambe, l'autre par un bras...ils ont tiré ensemble, en sens contraire, avec tant de violence que le bras de l'enfant, arraché, aux mains de l'un d'eux. Un cri de souffrance horrible entre tous les autres, a traversé l'air… La mère qui, folle de douleur, s'est jetée sur les monstres, est assommée d'un coup de crosse. Mais alors, pour les bourreaux, cela devient un jeu : il semble qu'ils se grisent de leur propre barbarie. A deux, à trois, à quatre, ils écartèlent de pauvres petits êtres dont ils jettent les membres pantelants aux quatre coins de l'horizon !

Quand les petits sont tous morts, la horde passe aux femmes. La plupart meurent égorgées à coups de couteau, éventrées à coups de sabre… les hurlements des victimes sont si effroyables qu'on les entend de Trebizonde.

Un médecin grec, le Dr Metaxa, témoin de ces scènes d'épouvante, en devient fou sur place.


Page 59 : c'est sous le fouet ou le bâton que les gendarmes d'escorte faisaient marcher les infortunés, et ceux qui tombaient d'épuisement étaient achevés à coups de baïonnette et de sabre.

En de nombreux endroits, enfin, comme dans le défilé de Kémagh-Bhoghaz, où à douze heures d'Erzindjan, l'Euphrate coule dans une gorge étroite, entre des parois de rochers escarpés, on procéda pour finir au plus vite, à des exécutions collectives, à des massacres en masse. C'est à peine si un quart des déportés arrivèrent à destination.


Les caravanes de la Mort mai 1916.

Tel est bien le qualificatif exact qui convient aux lamentables troupeaux des déportés, épargnés par les premières tueries, s'en allant dépouillés, épuisés, poussés par leur bourreaux, vers l'exil et vers le massacre.

Quelques-uns d'entre eux ont miraculeusement réussi à échapper aux assassins, s'évader de ces sinistres troupes de victimes errantes et condamnées…

j'en ai interrogé plusieurs, mais le cauchemar de leurs souvenirs les obsède et les effare. Ils n'osent même l'évoquer. Une stupeur hagarde marque uniformément leurs visages, et il faut insister, les mettre en confiance pour qu'ils se décident à raconter les scènes d'horreur qu'ils ont vécues, et ils ne le font qu'à voix basse, en tremblant, en jetant autour d'eux des regards éperdus, comme si la mort et les supplices les menaçaient encore.

Voici l'un des plus saisissants récits qu'ils me firent :

«Je suis de la vallée de Mouch (située au sud d'Erzeroum entre cette ville et Bitlis) m'a dit l'un d'eux. Toutes les familles déportées de cette région ont été massacrées en chemin et jetées dans l'Euphrate. Parmi ces familles se trouvait la mienne : ma mère, et mes trois sœurs avec leurs petits enfants. Je n'ai appris leur mort que plus tard. J'avais échappé à la déportation et j'étais caché dans la forêt de Saint-Garabed, où s'étaient réfugiés tous ceux qui comme moi, avaient pu s'enfuir.

Une nuit, une femme est arrivée jusqu'à nous. Elle avait un enfant dans les bras, elle était à demi nue, elle se traînait en gémissant et elle était si maigre et si pâle, que nous avons cru qu'elle était morte et que c'était son spectre qui nous apparaissait. Mais elle a parlé. Elle a dit ; « du pain ! » Elle mourait à la fois de fatigue et de faim. Nous n'avions pas de pain, mais seulement du blé en grains que nous faisions griller. Nous lui en avons donné avec un peu de lait caillé desséché…

après elle a raconté son histoire : « Elle était du village Kheybian et appartenait à l'une des familles déportées. Les autorités turques avaient rassemblé les femmes et les enfants des villages de Soirdar, de Bazou, d'Assanova, de Salégan, et de Kvars dans le couvent de Saint-Garabed (lieu de pèlerinage près de Mouch. La légende veut que le couvent ait été construit sur l'emplacement d'un temple Anahit, la grande déesse protectrice de l'Arménie païenne).

« Tous furent enfermés pendant cinq jours. Après en les réunissant aux femmes et enfants de Meghti, de Paghlou, d'Ourough, de Ziaret et de Kheybian, on les dirigea vers la route du pont de l'Euphrate en leur adjoignant encore les familles des villages de Tom, d'Herguert, de Norag, de Souloukh, de Khroronk, de Kardzor, de Ghézélaghatch, de Gomer, de Chekhlan, d'Azzaghbour, de Blele, de Kourtmeïdan. Cela faisait en tout, à peu près dix mille femmes et enfants.

« Dès les premiers jours (nous dit celle qui s'était réfugiée avec nous dans la forêt), les Kurdes, qui nous escortaient, commencèrent à abattre les plus vieilles et les plus faibles qui ne pouvaient pas marcher. La vie de chacun dépendait du caprice des gardiens. Celles qui furent massacrées les premières furent les plus heureuses. Chaque soir à chaque étape, ils violentaient sous les yeux des autres, celles d'entre nous qui leur plaisaient. Je les ai vu prendre ainsi des petites filles de huit à dix ans tout au plus !

Ces horribles scènes se terminaient chaque fois, par l'assassinat d'un certain nombre d'entre nous, celles qui résistaient et qu'ils abattaient à coup de fusil ou de sabre. Tantôt ils tuaient les enfants quand ils voulaient enlever la mère, tantôt, ils les jetaient simplement sur le coté de la route : ceux qui savaient marcher suivaient ou s'accrochaient aux jupes d'une autre femme ; les tout petits restaient là et mouraient le lendemain, ou le surlendemain. Quiconque voulaient les prendre et les porter était impitoyablement frappé.

« ainsi, en pleine terreur, notre caravane immense avançait lentement, jalonnant la route de cadavres…

« Chaque fois que nous approchions d'un village kurde, les hommes et les femmes nous entouraient et nous arrachaient ceux de nos vêtements qui leur convenaient. Bientôt, nous fumes toutes à demi-nues.

« On distribuait tous les deux jours, un peu de pain, mais il n'y en avait pas pour tout le monde et, quand les provisions que nous avions emportées furent finies, il fallut pour manger, arracher des épis dans les champs de blé, le long de la route.

« Beaucoup, ne pouvant supporter le manque de nourriture, moururent de faim ou de faiblesse. Du matin au soir, il fallait marcher sous le soleil torride d’été, qui nous brûlait, sans rencontrer d'eau buvable, parfois pendant des journées entières. Nous étions folles de soif ! Quand on rencontrait une source, on se battait et on se piétinait pour boire à la hâte, car il était défendu de s'arrêter. Les premières arrivées réussissaient à se désaltérer, mais les suivantes ne trouvaient plus qu'une eau bourbeuse, souillée par la cohue qui se pressait et se battait autour de la source. Combien d'enfants tombèrent et furent écrasés dans ces bousculades, tandis qu'à coups de sabre, nos gardiens turcs ou kurdes chassaient ceux qui s'attardaient.

« Chez certaines d'entre nous, l'horreur et l'angoisse continuelles avaient annihilé jusqu'au sentiment maternel. Dans l'affolement, dans la torpeur qui pesaient sur nous toutes, plusieurs mères épuisées de fatigue, de faim et de soif, commencèrent à abandonner, sur la route, leurs enfants qu'elles ne pouvaient plus porter.

« La condition des mères qui avaient plusieurs enfants était particulièrement terrible. Celles qui en sauvaient un, étaient considérées comme des heureuses et des vaillantes.

« Quelques-unes réussirent à échapper à la surveillance féroce des gardiens et à se cacher dans les champs de blé, avec l'idée qu'elles pourraient ensuite se réfugier dans les montagnes du Sassoun. Beaucoup se sont noyées en voulant traverser l'Euphrate…

j'ouvre ici une parenthèse : des Kurdes de la région, que j'ai personnellement interrogés, m'ont raconté que les « tchétas » avaient traqué et rassemblé ces malheureuses, cachées dans les champs de blé de Kourdmeïdan et de Chekhlan, et qui, avec leurs enfants, étaient au nombre de d'environ cinq cents. Sur l'ordre de Réchid pacha, elles furent conduites au village de Chekhlan, où on les parqua dans quelques bâtiments servant de granges et d'abris à l'extrémité du village. Déjà, elles se réjouissaient d'avoir échappé à la torture de la route infernale, quand Réchid pacha donna un nouvel ordre.

Quand le soir vint, quand les portes des granges furent fermées, quand, à demi-confiantes, les mères épuisées de fatigue, commencèrent à s'endormir avec leurs enfants couchés dans leurs bras, les Kurdes amoncelèrent des bottes de paille autour des bâtiments puis, tranquillement, y mirent le feu. En quelques minute tout flamba.

S'imagine-t-on le réveil brusque et terrible des malheureuses ? Elles se ruèrent vers les portes fermées, elles se déchirèrent les mains contre les murs. Des cris effroyables, des hurlements de souffrance retentirent dans la nuit. Puis tout cessa. Cinq cents femmes, avec leurs enfants, étaient mortes, brûlées vives.

Je reprends le récit de l'Arménienne :

« Quant à moi, je n'ai pas essayé de m'enfuir. J'avais quelques piastres et j'espérais pouvoir arriver à vivre . Lorsque nous avons franchi les montagnes de Khozmo, ceux qui nous conduisaient quittèrent la direction du sud et nous poussèrent vers l'ouest, le long de l'Euphrate. Dans le pachalik de Kindg, notre escorte fut changée. Nos nouveaux gardiens se montrèrent plus féroces encore que les anciens, et avec eux, nous arrivâmes dans le district de Tachbahdjour. La route suivait une vallée très profonde et très encaissée, puis nous débouchâmes dans une petite plaine, bordée de l'Euphrate.

O surprise ! On nous ordonna de nous arrêter pour nous rassemble.

Nous étions là, depuis une demi-heure à peine, savourant le court répit qui nous était accordé, les mères baignant les pieds endoloris de leurs enfants, quand, venant de la direction de Tachbahdjour, parut soudain une bande de Kurdes nombreuse. Ils nous entourèrent, et tout à coup, ils se mirent brusquement à tirer sur nous, dans le tas, avec leurs fusils, en même temps qu'ils nous criaient un ordre horrible : « Sautez dans le fleuve !...Sautez !... »

« Le crépitement des fusils couvraient nos hurlements de terreur, nos cris de souffrance et de désespoir. Presque toutes les balles portaient dans la foule des femmes et des enfants qui se bousculaient en pleine folie. Beaucoup d'entre nous obéirent à l'ordre que les Kurdes ne cessaient de nous crier et se jetèrent dans l'Euphrate. Je me jetais moi-même à l'eau.

A ce moment, la fusillade redoubla. Les têtes à la surface de l'eau servaient de cible aux bons tireurs. Cependant je n'avais pas lâché mon enfant et, comme je sais bien nager, je pus en le soutenant hors de l'eau, me laisser porter par le courant, au milieu d'une masse de cadavres qui flottaient et me cachaient. Les Kurdes ne me virent pas et je réussis à atteindre l'autre rive et à me réfugier dans les broussailles.

« La nuit vint. Il n'y avait plus rien de vivant sur les dix mille que nous étions ! Des centaines de mortes, tuées à coups de fusils, gisaient empilées sur la rive là-bas. Il y avait des milliers de femmes et d'enfants noyés que l'Euphrate emportait. Alors les Kurdes s'en allèrent, avec le peu de butin qu'ils avaient pu ramasser et en emmenant les quelques jeunes femmes et jeunes filles, qu'ils avaient mises à part, parce qu'elles étaient jolies.

Pour moi quand il fit tout à fait nuit, je quittai ma cachette, et me guidant sur le fleuve, je remontai vers Mouch. Je me cachai le jour et je marchai la nuit. Je mangeais des grains de blé crus. J'avais entendu dire qu'il y avait des Arméniens, réfugiés dans les montagnes autour du couvent de Saint-Garabed et je suis venue... »

« Voilà, termina l'Arménien, ce que nous a raconté le femme qui vint nous trouver une nuit, dans la forêt de Saint-Garabed.

Deux jours après son arrivée, l'enfant de cette femme mourut. Cinq jours après la femme elle-même fut tuée, quand les réguliers turcs vinrent dans les bois pour nous y pourchasser, nous, les Arméniens, qui y étions réfugiés »

Page 73 : un chapitre intitulé « Le récit de deux infirmières allemande »

Voici un témoignage qu'on récusera difficilement en Allemagne, car il émane de deux infirmières de la Croix-Rouge allemande.

Toutes deux assistèrent aux tragiques journées d'Erzeroum et d'Erzindjan. Là, elles restèrent sept semaines et pendant ce temps, le docteur d'état-major, un médecin allemand, qui était leur chef, défendit à tout le personnel de la Croix-Rouge de secourir les déportés et d'avoir avec eux le moindre rapport.

Le récit de ces deux infirmières, daté du 29 juillet 1915, a paru, in-extenso, dans la brochure : Quelques documents sur le sort des Arméniens en 1915 (Genève, Société générale d'imprimerie).


Page 76 :

« le 17 juin au soir, nous allâmes avec le pharmacien G… de la Croix-Rouge, faire une promenade.

(Notre compagnon éprouvait pour les cruautés turques la même horreur que nous; il dit nettement ce qu'il pensait à ce sujet et cela lui valut comme à nous, de recevoir son congé). Nous rencontrâmes un gendarme qui nous avertit qu'à dix minutes de là, était arrêté un grand convoi d'expulsés de Baïbourt. Il nous défendit d'y aller mais nous raconta d'une manière saisissante, comment les hommes faisant partie de ce convoi, avaient été massacrés. Aux cris de : « Kessin ! Kessin ! Guéliorlar !... » (« Tuez, tuez, ils arrivent »), on les avait précipités du haut des rochers dans le fond de la gorge. Il nous décrivait comment dans chaque village, les femmes avaient été violentées, comment lui-même s'était emparé d'une jeune fille, comment, pendant la marche, on cassait la tête des enfants quand ils criaient trop fort, ou retardaient la marche.

« Le lendemain matin le convoi des déportés passa devant notre maison, sur la route qui mène à Erzindjan. Nous suivîmes les malheureux jusqu'à la ville, une heure de marche environ. C'était une troupe très nombreuse de femmes et d'enfants parmi laquelle il y avait deux ou trois hommes seulement. La plupart des des femmes avaient l'air de folles. Elles criaient : « Pitié ! Pitié ! Sauvez-nous, nous nous ferons musulmanes ! Nous nous ferons ce que vous voudrez !...nous nous ferons allemandes !... » des gendarmes à cheval les poussaient en avant, brandissant leurs fouets, cinglant celles qui s'attardaient. Beaucoup de turcs venaient prendre des enfants et des jeunes filles.

A l'entrée de la ville, le chemin de Kemag-Boghaz se détache de la grande route. Il y avait là comme un marché d'esclaves. Nous primes nous-mêmes six enfants de trois à quatorze ans, qui s'accrochaient à nous. Et ensuite encore une petite fille. Avec eux, nous retournâmes à l'hôpital, tandis que le troupeau de misérables continuait sa route en hurlant de douleur. »

Les deux infirmières, pourtant, ne purent garder les enfants qu'elles avaient sauvés. Quelques jours plus tard, le Mutasserif d'Erzindjan, d'accord avec le docteur allemand, les leur reprit, et elles-mêmes, le 21 juin, furent chassées de l'hôpital en punition de leur geste de pitié.

Le long de leur route, chaque jour, elles assistèrent à des massacres, à des scènes d'épouvante et d'horreur. Le gendarme qui les escortait leur raconta qu'il avait convoyé une caravane de trois mille femmes et d'enfants de Mamachatoun. Il termina son récit pas ces simples mots : « Tous loin, tous morts ».

Au village d'Endéress, où elles passent la nuit, elles sont réveillées par une vive fusillade. Dix arméniens viennent d'être tués. Elles rencontrent un groupe d'ouvriers arméniens qui viennent d'achever des travaux de voirie. Ils sont quatre cents. On les aligne en haut d'une pente du terrain et on les massacre sous leurs yeux.

Les deux infirmières que leur pitié pour les victimes avait rendues suspectes, finalement furent arrêtées et emprisonnée le 4 juillet à Césarée. Il fallut l'intervention des missionnaires américains pour qu'elles fussent remises en liberté….


Page 81 :

La route d'horreur et de mort des déserts d'Anatolie.

Juin 1916. A Erzeroum en pleine ville, on voit un monument inachevé, dont la construction a été interrompue par l'arrivée de l'armée russe victorieuse. Il était destiné à servir de club aux membres du parti Union et Progrès d'Erzeroum, et il est un symbole de leur œuvre de mort, car toutes les pierres employées à sa construction, sont des pierres tombales dérobées au cimetière arménien !

Un cimetière, une seule et vaste tombe, c'est cela que les Jeunes Turcs, approuvés par l'Allemagne officielle, ont fait de l'Arménie noyée dans un flot de sang.

A mesure que j'avance dans mon enquête, chaque jour j'enregistre des crimes plus effroyables, des atrocités nouvelles. Comment décrire les tortures subies par les femmes arméniennes ? Les hommes furent moins à plaindre, massacrés presque immédiatement, ils n'eurent pas longtemps à souffrir, mais les femmes, mes mères !… Y a-t-il dans le monde d'autres femmes, d'autres mères qui aient jamais enduré un martyre comparable au leur ?

La mort pour elles, ne vint qu'après d'atroces souffrances, d'indicibles fatigues, d'interminables jours d'angoisse et d'horreur, où, sans repos,sans pain, sans eau, sous le soleil dévorant, elles traînaient en longues caravanes, poussées en avant, à coups de fouet, par leur escorte de bourreaux, à travers les déserts d'Anatolie, que jonchaient leurs cadavres et les cadavres de leurs enfants !…

Celles qui étaient jeunes et jolies furent épargnées, réservées aux harems ou à pire encore. Depuis la tragédie, en effet, partout en Asie Mineure, aux portes des villes, se tiennent des marchés d'esclaves fort bien achalandés où l'on vend les femmes, les jeunes filles, les enfants que les bandes turques ou kurdes enlevèrent au passage.

Voici ce qu'a écrit dans son rapport officiel, à la date du 11 juillet 1915, le consul américain de Kharpout :

« Dans les premiers jours de juillet, on vit arriver à Kharpout les premiers convois d'Erzeroum et d'Erzindjan, en haillons, sales, affamés, malades.ils étaient restés deux mois en route, presque sans nourriture, sans eau. On leur donna du foin, comme à des bêtes ; ils étaient si affamés qu'ils se jetèrent dessus, mais les « zaptiehs » les repoussèrent à coups de bâton et en assommèrent plusieurs sus place.

« Les mères offraient leurs enfants à tous ceux qui voulaient les prendre. Les Turcs envoyaient leurs médecins pour examiner l'état de santé des jeunes filles et pour choisir les plus jolies pour leurs harems.

« D'après les récits de ces malheureux, la plupart d'entre eux avaient été tués en route par les Kurdes, qui faisaient des attaques constantes, et beaucoup aussi, étaient morts de faim et d'épuisement

« Deux jours après, nouvelle arrivée de convois. Parmi les déportés se trouvaient trois sœurs qui parlaient anglais et qui appartenaient à l'une des plus riches famille d'Erzeroum. Sur vingt-cinq membres de leur famille, onze avaient été tués en route et le plus âgé des survivants de sexe mâle, était un garçon de huit ans.

En partant d'Erzeroum les déportés avaient des chevaux, des bagages et de l'argent. En route, on leur avait tout pris, même les vêtements qu'ils avaient sur le corps, et une des jeunes filles était entièrement nue. La fille du pasteur d'Erzeroum faisait partie de convoi. Tous les membres de sa famille avaient été tués par les bandes kurdes qui les attendaient au passage, pour massacrer d'abord les hommes, ensuite les femmes et les enfants.


Une jeune femme arménienne, échappée aux massacres, m'a raconté ses tortures et celles de ses compagnes. Enlevée par un Kurde, elle était jolie, elle a vu ses enfants éventrés sous ses yeux par son ravisseur….Hagarde encore de désespoir, de peur et d'horreur, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle m'a fait le récit d'atrocités inouïes.

Elle a vu dans la caravane funèbre, une mère ayant avec elle ses six enfants. La malheureuse, épuisée de fatigue, portait les deux plus petits et traînait les quatre autres accrochés à sa jupe.

L'un de ces dernier, n'en pouvant plus, les pieds en sang, tombe sur le chemin ; la mère s'arrête, se penche vers lui, mais soudain un fouet s'abat sur elle, lui laboure le visage, et les bourreaux, à force de coups, la poussent en avant, l'obligeant à continuer sa route, à laisser là le petit qui mourra où il est tombé…

la caravane avance péniblement, mais tout à coup des cris d'effroi et de douleur, une course éperdue !… A l'arrière, une bande de Kurdes, descendus des montagnes, vient d'ouvrir le feu. Les victimes tombent nombreuses et la caravane fuit, emportée par un galop d'épouvante…

Puis le calme revient, la marche, le calvaire continue… Au passage des rivières, des mères se jettent dans le courant avec leurs enfants, d'autres, folles de souffrance, étranglent les leurs et, quand les Kurdes surgissent, des femmes et des jeunes filles se tuent pour échapper à l'outrage…

Ainsi va la caravane, affolée d'angoisse et de terreur, de souffrance, de fatigue et de faim, à travers les montagnes et les vallées désertes.

Je ne sais, parmi tant d'horreurs sans nom, quelles scènes de meurtres ou de sadisme, choisir plutôt que telles autres, pour donner une idée complète de l'effarant martyre du peuple arménien. A force de tuer, d'égorger, d'éventrer, de violer, les Turcs et les Kurdes furent bientôt blasés. Ils s'ingénièrent alors à inventer d'infernales cruautés pour torturer l'âme de leurs victimes avant de torturer leurs corps. Et les cènes effroyables se multiplient.

Devant les mères qu'ils alignent et contraignent à regarder, ils éventrent les enfants qu'ils accrochent ensuite aux murs, en grappes sanglantes, comme un étal de boucher, puis, sou le fouet, ils obligent les pauvres femmes hurlantes d'épouvante et de douleur, à s'éloigner, tandis que les petits corps palpitants encore, restent abandonnés aux vautours.

Autre exemple : une noyade

Sur les sables brûlants de la rive de l'Euphrate, une troupe de déportés, des femmes pour la plupart, est affalée. Harassées, brisées, à demi-mortes, ces femmes attendent que leur escorte organise la traversée du fleuve à l'aide des radeaux qui sont là, échoués. De leurs groupes s'élève un murmure plaintif où se mêlent des râles d'agonie et des gémissements d'enfants.

Un officier turc survient. Il lance un ordre bref aux gendarmes :

- Rassemblez les enfants !

Les mères aussitôt, sans savoir encore ce que l'on veut faire, crient de désespoir, supplient, s'accrochent aux petits qu'elles portent, mais les gendarmes les leur arrachent et font monter tous les enfants sur les radeaux.

Ceux-ci sont faits de poutres assemblées par des cordes.

- Coupez les cordes ! Ordonne froidement l'officier turc.

Les gendarmes obéissent ; ils coupent les cordes qui libèrent les poutres, puis ils poussent en plein courant les radeaux qui se disloquent, qui s'ouvrent sous les pieds des enfants…

Les mères éperdues d'horreur, hurlent. De petites voix plaintives appellent au secours, qui s'étouffent bientôt…

Le flot qui a séparé les poutres sur lesquelles des enfants restent agrippés, en ramène quelques-uns vers la berge. Les gendarmes les repoussent au large avec leurs fusils. Les pauvres enfants tendent leurs petites mains vers leurs mères, glissent et sont engloutis. Et peu à peu, sur la surface de l'Euphrate, il ne reste plus que quelques pièces de bois que le courant emporte….


Page 92

Kharpout juillet 1916

Sur le chemin de Sivas à Kharpout (un demi million environ d'Arméniens ont été déportés par cette voie) des officiers turcs ordonnèrent de séparer les hommes des femmes.les femmes terrorisées, sont réunies en un groupe et à quelques pas d'elles, on fait placer sur un rang les hommes, liés l'un à l'autre avec des cordes. Tout se fait sans hâte, avec méthode, pendant que les officiers fument tranquillement des cigarettes, causent avec les femmes, serrent de près les plus jolies de ces malheureuses, qui, craignant qu'un geste de révolte ne provoque la mort de leur mari, de leur frère, ou de leur père, restent tremblantes, soumises…

tout à coup, l'un des officiers, donne un ordre. Un gendarme de l'escorte, un seul, charge son fusil, va se placer devant l'une des extrémités de la longue file des hommes, épaule et fait feu.un Arménien tombe...Le gendarme recharge, tire de nouveau...Les femmes jettent des cris d'horreur. Les hommes terrifiés comptent les coups de feu qui les abattent un à un…

Quand le dernier Arménien est tombé, les gendarmes rassemblent, en les frappant sans pitié, les femmes atterrées, horrifiées, et les poussent en avant. Celles qui refusent d'avancer sont assommées sur place, et la caravane s'éloigne, laissant sur la route les victimes, dont quelques-unes tressaillent encore dans les spasmes de l'agonie.

Cette route de Rivas à Kharpout a été le théâtre de telles hécatombes d'Arméniens, que les voyageurs qui, l'été dernier, y passèrent qu'elle était « un enfer de putréfaction ». on ne pouvait même plus s'y arrêter pour abreuver les chevaux. Une odeur effroyable s'exhalait des milliers de cadavres sans sépulture. Tout était infesté et l'eau des rivières et des puits eux-mêmes était corrompue.

Aujourd'hui, dans toute cette région, les crânes humains sont si nombreux, que le voyageur, de loin, croit apercevoir d'immenses champs de melons mûrs.


Certains musulmans, eux-mêmes, reconnaissent que les crimes du gouvernement turc sont sans excuse. Il disent que ni le Coran ni le Chériat ne permettent de telles choses et que le ciel, tôt ou tard, punira la Turquie.

Un fait significatif s'est à ce sujet, passé au village d'Avzoud. Lorsque les « tchétas » ayant d'abord enlevé les plus jolies et les plus jeunes parmi les Arméniennes, enfermèrent, sur l'ordre de Moussa-Beg, toutes les autres et tous les enfants dans une maison du village, et se préparèrent à y mettre le feu, un moula (prêtre musulman kurde), intervint à ce moment.

« Il n'y a aucune religion, musulmane ou chrétienne, qui permette de brûler vifs des femmes et des enfants ! » déclara-t-il avec énergie, et persuadé qu'il empêcherait ce crime, il s'enferma lui-même dans la maison. Mais les tchétas ne firent que rire de son intervention ; ils mirent le feu tout de même et le moula périt dans les flammes avec les malheureuses victimes qu'il avait voulu sauver.


Page 101 :

de nombreux Kurdes sont restés à Erzindjan, mais ces Kurdes sont des Kizil-bach »,dont les tribus sont disséminées dans la région comprise entre Mamakhatoun, Arabkir et Kharpout, avec la ville de Dersim pour agglomération principale. Ils détestent les Turcs et, pendant l'offensive russe ils ont pris les armes et ont considérablement gêné l'armée turque.

Les Kurdes Kizil-bach ont même sauvé de nombreuses familles arméniennes qui ont trouvé dans leurs villages un refuge inespéré.


Page 162 : les enfants errants

Dans les décombres, où avait été leur foyer, des enfants survécurent durant des semaines, des mois, je l'ai déjà signalé, isolés, se nourrissant de détritus, d'herbes, de racines, d'insectes, se cachant nus et farouches. J'en ai vu plusieurs recueillis par les troupes russes ou les volontaires arméniens. Lors de l'arrivée des troupes russes à Varténis, village voisin de Mouch, les cosaques qui opéraient une reconnaissance, aperçurent soudain, un spectacle d'horreur : quatre enfants hâves et maigres, entièrement nus, accroupis autour de la carcasse en putréfaction d'un cheval, arrachaient les lambeaux qu'ils mangeaient à belles dents. A la vue des soldats, trois d'entre eux s'enfuirent dans la campagne avec une extraordinaire vélocité et ne purent être rejoints. Seule, une petite fille d'une dizaine d'années, resta là, continuant son immonde repas et put être capturée.

A Dzégagh, dans les ruines du village, on découvrit un petit garçon de huit ans. Mourant de faim,épuisé,squelettique, il avait à peine la force de se mouvoir. Depuis trois mois, il vivait là, abandonné et seul.

Dans le village désert de Khnis-Kalé, un autre enfant, un garçon de dix ans fut trouvé. Il avait avait réussi à se cacher pendant huit mois. Il avait eu la poitrine traversée par une balle, mais la blessure était guérie. Nu, hagard, décharné, farouche, il ne savait plus parler, il jetait des cris rauques et, quand on se saisit de lui lui, il se débattit, il griffa et mordit comme une bête sauvage.


Page 201 : la voix des enfants accuse les bourreaux


A ce stade, je vous renvoie à la lecture du livre complet dont voici le lien :

http://www.armenews.com/IMG/Armenie_martyre_Henry_Barby_1917.pdf