N° 6 Extraits de « Mémoire de ma mémoire » de Gérard Chaliand. Editions Julliard, 2003.


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rien ne laissait cependant prévoir, en ce début de Première Guerre mondiale, une liquidation concertée de l'ensemble de la communauté arménienne. Crime désigné depuis extermination des Juifs et des Tsiganes, du nom de génocide.

« Troupeau sans force ni protection de femmes, d'enfants et de vieillards, milliers et milliers de femmes qu'on peut choisir ; jeunes filles à peine pubères, matrones encore belles : sexes féminins toujours interdits. Violer enfin les femelles de l'autre communauté qu'on ne touche ni épouse jamais. Arracher, séparer dans les cris, débonder les frustrations immémoriales jusqu'à trancher les gorges,couper les seins, empaler au couteau. Sujets soumis, devenir souverains d'un massacre.

Longs convois claudiquant vers le sud, désert où ne vit que le vent ; monceaux de cadavres jalonnant les chemins et la nuit, l'odeur de la gangrène court parmi des centaines de milliers de gisants. Caravanes de déments où les mères tuent leurs propres enfants.yeux crevés, lèvres découpées au rasoir, femmes enceintes éventrées pour rire. On a ferré des vieillards comme des ânes et ils se traînent à quatre pattes afin de recevoir un sabre dans l'anus. D'autres la langue tranchée, écument, bouche ouverte, une atroce douleur muette. Les nains et les idiots de village accourent pour la curée.

Allez, mes lions, gendarmes, paysans, volontaires, tous les carnages sont permis. Convois sans retour, sans autre destination que de se dissoudre comme le sang dans le sable »

Du coté de mon père, presque tout le monde est mort : sur une famille de neuf personnes, il est resté deux survivants.


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« ils recherchent des armes. Perquisition chez les notables. Qu'est-ce que tu caches ? Où ? Parle!on leur bastonne la plante des pieds jusqu'à les réduire en bouillie. A la tenaille, on arrache les ongles des mains. Des convois d'hommes valides, attachés par petits groupes, sont emmenés à un jour ou deux de marche, tués à coups de sabre et jetés dans des puits profonds et secs. Déportation générale près de la frontière russe comme dans l'ensemble de l'Anatolie. Le gouvernement l'ordonne. Quitter tout. Maisons, jardins, terre, ateliers. N'emporter que le nécessaire. Quelques nantis en carriole. Les autres à pied. « Vous reviendrez, la mesure est temporaire. Il faut partir, c'est la guerre. Loin du front. On ne touchera pas à vos biens, vous reviendrez. » Dans les villes, les bourgs et les villages, en cette année 1915, l'Anatolie se vide lentement de sa population arménienne. Pour toujours.

On n'a pas compris que s'organisait une machinerie de mort. Qui peut imaginer cela. On l'apprend lorsqu'on est dans la nasse. L'ampleur du désastre se mesure trop tard. Chaque province, chaque ville, chaque bourg, chaque village vivait sa mort sans savoir comment on mourrait ailleurs. Les convois s'organisent. Femmes enfants vieillards. L’État des sujets devenus indésirables.ils se mettent en route. Pour mourir en chemin. Marche à la mort, vers les déserts de Syrie, encadrée par des agents de l’État, convois livrés en route aux pillages et aux viols. Femmes enfants vieillards dont les cadavres sont laissés aux chiens avant de pourrir au soleil. Objets de soins particuliers, les prêtres. Leur arracher la barbe en public, y mettre le feu. Les humilier: on leur fait traverser le bourg à quatre pattes, chevauchés par des brutes qui leur piquent les flancs à coups de poignards. Leur proposer la conversation. Devant leur refus, couper les mains et les pieds, avant la mise à mort. Après, on joue au ballon avec les têtes tranchées.

Des jeunes filles et des femmes sont violées encore et encore enlevées ou vendues. Des vieilles atterrées, assistent à tout cela, se jettent dans la terre sur le visage et se signent en vain en gémissant. Des enfants sont raptés pour servir au plaisir. Parmi les tout-petits, il y a ceux qu'on lance en l'air avant de les embrocher. Il y a des artistes à ce jeu de bilboquet infernal.

Comme une digue qui crève, né de la constante frustration, ne peut se contenter du viol. Il faut dans l'échauffement collectif, pouvoir trancher les seins,éventrer les femmes, plonger la lame dans la chair vive, avant d'égorger. Au soir, les cadavres des femmes couchées les uns à coté des autres ressemblent à des moutons au repos.

Les vieillards qui protestent ou s'interposent sont attachés par grappes à des troncs d'arbre et lapidés. On leur coupe le nez, les oreilles, les testicules : « De toute façon, ça ne te servait plus ! ». d'autres sont crucifiés et on leur applique des fers rougis. Et ce prêtre insoumis qu'on punit, après l'avoir longtemps tourmenté, dont on arrache les yeux avant de verser quelques gouttes de pétrole dans les orbites et y mettre le feu.