N° 9 – Extraits de : « L'agonie d'un peuple » témoignage de Hayg Toroyan recueilli et traduit par Zabel Essayan Classiques Garnier 2013

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Nous fûmes saisis de terreur et d'épouvante. C'étaient des Arméniens. Les cadavres descendaient au fil du courant. Jusqu'au 5 mai, nous avons vu passer de cent-cinquante à deux cents cadavres chaque jour, sans compter ceux qui passaient la nuit. Cela a duré jusqu'au 28-29 mai, le nombre des cadavres quotidiens allant en diminuant.

Les masses de cadavres attachés les uns aux autres glissaient le long de l'eau, ils passaient et passaient. Parmi eux, on voyait aussi des cadavres de femmes, chacune d'elles avait un enfant attaché sous les bras ou entre les jambes. Elles étaient entièrement nues et jeunes. Il n'y avait pas de vieilles femmes parmi elles.

Dans une anfractuosité, j'ai vu le cadavre d'une jeune fille qui avait l'air d'avoir quatorze ans. De loin on ne voyait qu'amas noirâtre. Quand elle parvint à notre niveau, la vague la jeta vers la rive, où elle tournoya un moment et s'immobilisa. Au premier abord on ne voyait que des boursouflures, le ventre noirci, bruni, les seins gonflés comme des outres. Les pieds restaient trempés dans l'eau, et les hanches cuivrées portaient des traces de blessures. Sa lingerie intime était pendue à ses pieds, salie par la boue et le sang. Ses mains délicates étaient liées d'une corde épaisse. Son visage était perdu dans l'eau mais on voyait ses cheveux blonds abondants qui flottaient.


Nous avons observé une scène inhabituelle non loin de Djerablous. Des nuées de corbeaux et des meutes de chiens se regroupaient, faisant entendre leurs croassements, hurlements et hululements à la tombée du soir. Nous nous sommes rendus de ce coté pour voir ce qui se passai. Sur le chemin, nous avons vu des corps humains répandus dans les champs, des mains, des crânes à moitié défoncés. De qui s'agissait-il, d'où étaient-ils venus ? Impossible de le savoir. Nous avons vu d'énormes molosses tirer des des morceaux de cadavres vers leurs antres, pour nourrir leurs petits. Au bord du fleuve, ces débris humains étaient si nombreux que les meutes de chiens, de concert avec les corbeaux et d'autres oiseaux carnassiers, gueules et becs enfoncés dans les chairs, se repaissaient sans se déranger aucunement les uns les autres.


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Un homme turc, prétextant qu'il va sauver de jeunes enfants en les confiant à des mains amicales, prend avec lui soixante-dix d'entre eux, il les fait monter dans une embarcation, affirmant qu'il va les conduire à Djérablous, pour les faire passer ensuite à Alep. Quand ils arrivèrent près de Supurguidj (Sourp Prguitch) où le fleuve forme une cataracte et est secoué de remous, offrant un passage dangereux pour toutes les embarcations,il brise le gouvernail, se jette à l'eau et regagne la rive à la nage. L'embarcation remplie d'enfants parvient à la cataracte et se renverse aussitôt. Les enfants terrorisés, tournoient quelques instants, dispersés dans les remous. Une demi-heure plus tard, les soixante-dix petits cadavres descendent le fil de l'eau. Le Turc, debout sur la rive surveille attentivement ce qui se passe et attend que le dernier petit ait disparu, après quoi il revient au village.


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(note : le témoin est un arménien, assistant d'un médecin allemand)

Un soldat turc, qui avait été blessé lors des combats à Van raconte ce qui suit :

sur le chemin entre Bitlis et Siirt, dans un village arménien, j'ai vu une femme arménienne pendue par les pieds. Sa tête était à un mètre du sol. On avait cloué ses trois jeunes enfants au sol par les pieds. Ils étaient encore vivants et ils essayaient de se rapprocher l'un de l'autre. Des soldats turcs se tenaient non loin de là et ils s'entraînaient à tirer sur la femme suspendue, en s'efforçant d'atteindre les yeux et les seins.


A Bagdad, un soldat turc me racontait que tous les vallons étaient remplis de cadavres, à hauteur d'homme, et que le sang de ceux qui avaient été découpés vifs coulait comme de l'eau.


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A Ras-ül-Ayin. Un ami employé sur le chantier de chemin de fer me raconta ce qui suit :

Je me suis approché d'un groupe. Ils étaient tous couchés face contre terre pour se protéger du soleil. Ils étaient tous immobiles, ils ne prononçaient pas un mot. On aurait dit des monceaux de cadavres, réunis côte à côte dans un cimetière. Je me suis approché d'un enfants et j'ai voulu le réveiller mais, quand je l'ai touché, il n'a pas bronché. J'ai pensé qu'il dormait et, lorsque je l'ai soulevé de terre, j'ai vu que c'était un gentil garçon et j'ai remarqué que ses yeux à demi ouverts s'éteignaient. L'enfant rendait son dernier souffle. Epouvanté, je l'ai laissé là où il était et j'ai commencé à courir comme un fou, pour fuir ce spectacle funeste. J'étais si profondément troublé que j'avais perdu tout sens de la réalité. Je suis resté prostré pendant des heures, sans rien voir autour de moi. Lorsque je suis revenu à moi, j'ai vu une femme enceinte qui avait deux enfants accrochés à ses basques et qui me baisait les mains me quémandant un morceau de pain.


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De Telebyat à Arabpunar, la voie ferrée est entièrement imprégnée du sans des femmes et des enfants arméniens. Des deux cotés de la voie, on rencontre partout des corps écrabouillés par les trains, car les gendarmes turcs, lors des transports nocturnes, faisaient asseoir les gens sur la voie. Ces pauvres hères, venus du fin fond de la province ne savaient pas ce qu'est une voie ferrée, ils n'avaient aucune idée de ce qu'est un train. Ils s'endormaient, le convoi les réveillait en sursaut. A chaque fois, la locomotive s'arrêtait sur des cadavres. On jetait de coté les corps déchiquetés et on obligeait les autres à s'éloigner pour laisser le champ libre.

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le marché d'Urfa s'était transformé en bazar d'enfants. Les plus jolis se vendaient 10 kurus.

Dans Arabpunar, le blé réquisitionné auprès des commerçants arméniens avait été déversé par terre. Les déportés criant famine se précipitaient sur ce blé à l'abandon, sans retenue d'aucune sorte, ils avalaient les grains mêlés de terre et de pierres comme des bêtes. Ceux qu avaient avalé ce blé ne survivaient pas plus de vingt-quatre heures. Leur ventre enflait, ils mouraient dans d'atroces souffrances, en se tordant par terre.

La cruauté et les raffinements imaginés par les gendarmes pour tuer était au-delà de toute imagination… une vieille femme, à qui l'on avait donné l'ordre de partir seule avec un groupe, réussit à se faufiler pour retrouver sa bru et sa fille afin de rester avec elles. Le même soir, vers minuit, son cadavre était étendu entre les deux jeunes femmes. La fille était nue couverte de sang. Quant à la bru, qui était enceinte, on lui avait ouvert le ventre, ses intestins étaient répandus à l'air libre, mais elle était encore vivante. Son agonie dura encore plusieurs heures, sans que personne ne lui vînt en aide.

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il arriva un jour que, dans le dernier wagon ouvert, habituellement dévolu au transport des moutons, je voie deux femmes qui s'y étaient réfugiées avec leurs enfants. Elles étaient originaires de Keghi, pieds nus, vêtues de haillons tellement déchiquetés que l'on pouvait voir toutes les parties de leur corps à travers les déchirures. Le pain que j'avais apporté était épuisé ; mais elles me suppliaient de leur trouver à manger, elles me le demandaient d'une voix déchirante. Contraint et forcé, j'ai trouvé des bouts de pain durci, je les ai noués dans un mouchoir et je les ai jetés dans leur direction. Aussitôt, les deux femmes se sont ruées sur le pain d'un seul élan, tandis que leurs enfants les suivaient en rampant. Un moment, j'ai vu leur visage brûlé par le soleil, leurs dents aiguisées comme celles des bêtes carnassières, leurs yeux caverneux allumés d'une fureur sauvage,alarmante ; elles se préparaient à une lutte sans merci. Elles fondirent l'une sur l'autre. Elles se battaient sans parler, avec des mouvements secs et rapides, et les enfants, ahuris par ce qui arrivait à leurs mères, les regardaient terrifiés. La bagarre dura longtemps. Elles se griffèrent l'une l'autre tant et si bien que des lambeaux de peau pendaient sur leur visages. A la fin, l'une prit le dessus de l'autre qui s'écroula à terre. Ses enfants en larmes coururent vers elle, tandis que celle qui avait eu le dessus se saisit des morceaux de pain rassis, déchira le mouchoir sans prendre la peine de défaire le nœud et commença à manger avec furie, en donnant un petit morceau à ses enfants qui la suppliaient.


A la fin de ce récit, raconte comment l'officier allemand Otto Ölmann, dont il était le subalterne, finit par perdre la raison et se suicider.