Smyrne 1922 à feu et à sang
Smyrne septembre 1922
Cela fait 100 ans que cet événement a marqué la fin de la présence des chrétiens à Smyrne et ses environs.
Note personnelle : mon père alors âgé de 12 ans était présent et m'a raconté ce qu'il a vécu pendant ces jours tragiques. Il a été sauvé avec une partie de sa famille, en embarquant sur un navire français qui l'a conduit à Salonique, en Grèce.
Ces extraits sont publiés par ARMENIE ECHANGE ET PROMOTION (AEP) à l'initiative de Catherine Pounardjian responsable développement
Les journées terribles sont présentées dans une suite chronologique sous le titre :
Un moment de l’histoire universelle.
VOYAGE A SMYRNE et une dédicace :
A nos aïeux, grands-parents, parents, amis, Restés là-bas, venus ici...
A travers les textes de Louis François Martini publiés dans son livre « Le crépuscule des Levantins de Smyrne », et tel un envoyé spécial qui nous informe chaque jour, nous allons ressentir l’atmosphère de cette ville cosmopolite pendant sa destruction et partager le vécu de ces personnes prises en otage dans des jeux politiques internationaux.
Durant quelques jours, nous vous emmènerons sur ces traces historiques. Aujourd’hui encore, bon nombre de Français sont porteurs de cette histoire…
Commémoration du centenaire de « la Grande Catastrophe » d’Asie mineure 1922-2022
A la fin de la première guerre mondiale, la Turquie est vaincue et l’Empire ottoman est moribond. Les Grecs entreprennent alors une guerre contre les Turcs de 1919 à 1922 dont leur défaite aboutira, entre autres, à la perte de Smyrne (Izmir aujourd’hui) ville à majorité grecque et port cosmopolite de la mer Egée, une des destinations de la route de la soie.
Un quartier arménien se trouve dans la ville où se sont réfugiés de nombreux Arméniens après le génocide de 1915. Les Grecs nomment cette période « La Grande Catastrophe ».
L’armée de Moustapha Kémal est entrée à Smyrne.
Des réfugiés des provinces alentours affluent dans la ville…
Le jeudi 7 septembre 1922
Les Levantins (Européens nés en Asie mineure) de Bournabat ferment leurs maisons pour se réfugier dans leurs hôtels particuliers en ville, ou vont chercher refuge sur l’île Longue dans la propriété de Giraud. Le haut -commissaire américain, l’amiral Bristol, pragmatique et cynique, se préoccupait des intérêts économiques de son pays. Avec le dessein affiché d’obtenir des concessions pétrolifères, il considérait les événements de Smyrne comme une affaire interne à la Turquie et donna l’ordre aux commandants de ses destroyers d’assurer exclusivement la protection des biens et des citoyens des Etats-Unis. Sourdes aux suppliques de leurs compatriotes, les autorités militaires grecques ne semblaient se soucier que d’évacuer leur armée. Par milliers, les soldats embarquaient sur les transporteurs de troupes, mais on refusait d’y accueillir les réfugiés civils. Seuls pouvaient fuir ceux qui payaient un passage sur un bateau de commerce. Le personnel administratif de la ville, fonctionnaires et employés, monta à bord des navires, puis en fin d’après-midi ce furent les gendarmes. Enfin, Sterghiadis, qui avait fait de son mieux dans une situation complexe et difficile, quitta la ville sous les huées de la foule. » Louis François Martini
Le vendredi 8 septembre 1922
« Les autorités militaires grecques et la police ayant quitté la ville, il y règne une totale anarchie. A l’instigation du Consul général Graillet, un corps de milice français avec brassard tricolore est formé. Leur première tâche fut de ramasser les armes que les soldats grecs, dans leur hâte d’embarquer, avaient abandonnées et qui jonchaient la ville.
Des bandes supplétives de l’armée turque, mi-soldats, mi-brigands, rôdent autour de la ville et pénètrent la nuit dans les faubourgs créant un grand sentiment d’insécurité. Ces Tchété, souvent des criminels libérés de prisons, sont des pillards redoutés pour leur cruauté et leur comportement impitoyable.
Le directeur du collège d’Alexander Mac Lachlan à Paradisio obtint la protection d’une vingtaine de soldats. Une deuxième escouade vint se poster devant les propriétés américaines avec la recommandation de ne collaborer en aucun cas avec les Alliés contre les Turcs. La plupart des épouses avaient été regroupées à bord des navires en rade. De même, les Britanniques débarquèrent 200 soldats pour garder la caserne des pompiers, le bureau du télégraphe, le consulat où le personnel s’employait à fournir des passeports à leurs ressortissants que l’on encourageait vivement à embarquer.
Dans l’après-midi, les Arméniens commencèrent à fermer leurs maisons pour se regrouper dans la cour de l’église Sainte-Stéphanie. Il semble que la présence des navires de guerre dans la rade continuait à rassurer les Smyrniotes. Le calme régnait dans la ville, les grands magasins, les boucheries, les boulangeries, restèrent ouverts. Les brasseries connaissaient leur fréquentation habituelle, car on était convaincu que l’armée turque, dont l’arrivée semblait imminente, aurait à cœur de montrer un comportement exemplaire. »
Le samedi 9 septembre 1922
« Ce matin-là, se produit un pillage des entrepôts de l’armée grecque, où des réfugiés et des Smyrniotes de toutes conditions font provision de farine, caisses de sucre et barils d’huile.
A 11h, trois jours plus tôt que prévu, la 2e Division de cavalerie turque rentre dans Smyrne, défile sur les quais dans un ordre parfait devant le Consulat Général de France. Les cavaliers vêtus de noir, avec des toques tcherkesses marquées du croissant et de l’étoile rouges, portent de longs sabres incurvés. Ils crient à la foule terrorisée des réfugiés qui se précipite dans les boutiques des rues adjacentes : « N’ayez pas peur ! » Une grenade lancée sur le commandant de la cavalerie n’explosa pas, et il ne fut pas plus atteint par un coup de feu isolé.
Alors que, dans le périmètre turc en liesse, pavoisé de rouge, la foule se répand dans les rues, dans zones et dans les banlieues à prédominance grecque, les boutiques et les maisons sont fermées, les volets sont clos et les rues désertes. MacLachlan fit hisser le drapeau américain sur le collège où l’on donna asile à plus d’un millier de Grecs ou d’Arméniens du voisinage.
Dès l’après-midi, commence le pillage des commerces arméniens et grecs. Les devantures sont enfoncées, les marchandises volées, meubles, tissus sont transportés dans des camions vers les gares, alors qu’une autre partie est transférée dans le quartier turc. Les bijouteries du quartier franc sont aussi pillées.
Ces actes, souvent le fait d’unités irrégulières et de délinquants de la population, provoquent la panique dans la population chrétienne qui abandonne ses habitations pour se réfugier dans les établissements religieux. La présence dans ces établissements de réfugiés qui ne sont pas des ressortissants français met les autorités consulaires en situation délicate, car les autorités turques les accusent d’héberger des déserteurs grecs. Des détachements de protection sont envoyés à Cordelio, à l’église Saint-Polycarpe, au couvent des Filles de la Charité, à Coula au-delà du Pont des Caravanes. La tension et l’angoisse augmentèrent avec la tombée de la nuit car les irréguliers de plus en plus menaçants commencèrent à forcer les maisons habitées qui leur résistaient. »
Le dimanche 10 septembre 1922
« Ce jour-là, aucune cloche ne résonna dans la Smyrne chrétienne. Le centre du quartier arménien, des Haynots, avait été harcelé et pillé toute la nuit. Il est abandonné par sa population qui cherche refuge dans la zone européenne. Toutes les portes des magasins du grand boulevard principal Rechidiyé ont été défoncées, les boutiques mises à sac, les actes de pillage s’accompagnent de meurtres et de viols. De nombreuses familles arméniennes s’étaient réfugiées à l’archevêché, un groupe de soldats turcs de l’armée régulière, n’ayant pas réussi à se faire ouvrir la porte, jeta des grenades par-dessus l’enceinte qui firent de nombreux blessés, puis des tirs de mitrailleuse firent voler en éclats toutes les fenêtres.
Dans la matinée, un incendie à l’extrémité du quartier arménien est vite éteint par une équipe de pompiers accompagnés de marins anglais. L’organisation des pompiers à Smyrne est anglaise, et l’encadrement de la Fire Brigade est assuré par des ressortissants britanniques. Mais ceux-ci vont être retirés et il est demandé aux autorités turques de les remplacer.
Vers midi, Kemal escorté par une haie d’honneur de cavaliers sabres au clair fait en voiture une entrée triomphale dans Smyrne. Le cortège traverse le quartier turc en liesse pour rejoindre le Konak. Le général Nourredine, notoirement xénophobe, est nommé gouverneur militaire de la ville ; il demande à la population de continuer paisiblement ses occupations. En milieu d’après-midi, le métropolite Chrysostome, qui avait milité ouvertement pour le rattachement de la région à la Grèce et refusé d’abandonner ses fidèles, est convoqué pour une réunion avec le nouveau gouverneur. Après un entretien de quelques minutes, le général le congédie et le livre à la foule. Il est lynché, supplicié dans des conditions atroces. Une patrouille de soldats français indignés est empêchée d’intervenir par son officier qui avait ordre d’adopter en toute circonstance une attitude de neutralité. Le gouverneur militaire Nourredine Pacha demande aux alliés de retirer leurs troupes. Il lui est répondu que cela sera fait quand l’ordre sera assuré. La loi martiale est promulguée.
« La cour du Consulat britannique ressemblait à un caravansérail. Presque tous les Anglais de la ville étaient là, attendant l’appel de leur nom pour les formalités d’embarquement… Il devait être cinq heures quand le convoi des ressortissants britanniques quitta les locaux du consulat. Les consignes étaient strictes : il fallait rester groupé sur trois files encadrées sévèrement par deux cordons de marins. La distance à parcourir n’était pas considérable, mais chargés de bagages et tenant les enfants par la main et les bébés dans les bras, hommes et femmes avançaient lentement. » Les souvenirs de ce petit Britannique de Smyrne confirment la date d’embarquement impérative et les ordres très stricts des officiers de n’accepter à leur bord que leurs compatriotes. Sa famille habitait dans le quartier arménien et avait reçu ordre de quitter son domicile le lendemain de l’entrée de la cavalerie turque dans la ville. C’est au bord d’un navire et en sécurité, qu’ils assistèrent à l’embrasement de la ville, c’est-à-dire le 13 septembre. »
Le lundi 11 septembre 1922
« Convoqués par Nourrédine Pacha, Graillet, Consul Général de France et l’amiral Dumesnil sont informés qu’il envisage d’expulser les Grecs et les Arméniens de Smyrne. Ils seront dirigés soit vers les territoires dévastés par l’armée grecque, soit obligés de partir à l’étranger. On lui objecte que l’expulsion des éléments commerçants de la ville va entraîner la ruine du pays.
La vague de violence qui avait foudroyé le quartier arménien et les faubourgs ne semblait pas s’étendre à la partie européenne de la ville encore tranquille, où patrouillaient les gendarmes turcs. Sur les quais, bars et brasseries étaient ouverts et les tramways circulaient.
Pourtant, une sourde inquiétude régnait et, au cours de la journée, les établissements commencèrent à fermer, seul l’hôtel Kraemer resta ouvert jusqu’au soir. Il apparu bientôt que l’encadrement turc avait perdu toute autorité sur une armée, qui, prise par l’alcool, se livrait sans réserve aux pires violences. Plusieurs milliers de réfugiés, qui campaient sur les quais ou dans les espaces publics, affamés et sans abris, se trouvaient à la merci d’une soldatesque indisciplinée. Avec le flot de réfugiés qui continuaient à arriver, la situation ne pouvait que s’aggraver. »
Le mardi 12 septembre 1922
« La ville compte, avec les réfugiés, environ 500 000 habitants, les vivres commencent à manquer car il n’y a aucun apport ni de l’intérieur de la région ni de l’extérieur. Les navires d’évacuation grecs étant partis, il est impossible de s’échapper de Smyrne sauf pour les étrangers. Grecs et Arméniens abandonnés étaient pris au piège.
Dans la zone européenne, l’ordre a été rétabli, il n’y a plus de coups de feu et les patrouilles ont mis fin aux pillages. Dans le quartier arménien, des cadavres jonchent les ruelles et le seuil des maisons. Les 5000 Arméniens qui s’abritaient à l’intérieur de l’archevêché dans des conditions sanitaires épouvantables étaient dans une situation critique. Un prêtre italien vint les assurer qu’il avait obtenu la permission de mener tout le monde sur le quai, sous la protection de marins français, mais à condition que les armes soient laissées sur place et que les évacués acceptent d’être fouillés. Dès qu’ils sortirent, la fouille devint prétexte à les dépouiller. Ils se mirent en route sous la protection d’une compagnie de marins français, mais ils étaient à la merci des irréguliers turcs qui les harcelaient.
Quelques chanceux trouvèrent refuge dans les consulats français et italien, la majorité ne put que s’asseoir par terre sur les quais.
Les familles Whitall et Giraud étaient maintenant en sécurité à bord de navires britanniques, abasourdis, ils n’arrivaient pas à comprendre ce qui leur arrivait. Ceux qui s’étaient réfugiés sur l’île Longue étaient retournés en ville. Là ils comprirent que l’armée turque avait perdu sa belle discipline, la violence s’était généralisée et l’anarchie ne faisait que s’amplifier.
Ce jour, le Lamartine étant arrivé, beaucoup de familles prirent place à bord. »
Le mercredi 13 septembre 1922 – Le jour de l’incendie
« La colonie anglaise avait, en quasi-totalité, terminé son embarquement.
Le matériel de la brigade des sapeurs-pompiers de Smyrne était moderne car financé par les compagnies d’assurances londoniennes qui avaient intérêt à équiper la ville de moyens de lutte efficaces. Un premier incendie fut maîtrisé à 10 heures dans le quartier arménien. La brigade y découvrit un spectacle d’horreur, toutes les maisons étaient jonchées de cadavres.
De nombreux Arméniens, ainsi que des Britanniques, Minnie Mils, directrice du lycée de filles américain et les professeurs qui l’entouraient, King Birge, épouse d’un missionnaire américain, Clafin Davis de la Croix Rouge, Joubert du Crédit foncier de Smyrne, des pompiers, déclarèrent que des soldats turcs déchargeaient des bidons de pétrole dans la rue Rechidiyé. Puis, avec des seaux, ils aspergeaient les murs des maisons du quartier arménien. Ces soldats de l’armée régulière, avec leurs officiers, trempaient des bâtons entourés de chiffons dans les bidons et avec ces torches enflammaient les maisons.
Un énorme incendie éclatait en début d’après-midi. Attisé par un vent fort, il embrasait trois foyers. Vers 14 heures, les trois incendies n’en formaient plus qu’un dont le brasier dévastait le quartier arménien. Reconstruit avec de larges rues, afin d’empêcher les flammes de sauter d’un côté à l’autre, ce fut sans effet sur des maisons arrosées de pétrole. Les murs de pierre enrobaient des squelettes de poutres de bois qui s’embrasèrent lorsque les murs chauffaient, puis s’effondraient.
L’incendie refoula des milliers de personnes terrorisées sur le quai alors que le vent violent poussait les flammes vers le quartier européen. Le consul Horton voulut faire évacuer le lycée de filles où 2000 Grecs et Arméniens s’étaient regroupés. On fit monter les ressortissants américains dans un camion tandis qu’une compagnie de marines restait pour escorter les autres réfugiés vers les quais. Les Turcs ouvrirent le feu et ce fut la panique, femmes et enfants hurlaient, tombaient et se piétinaient. Lorsqu’ils arrivèrent au quai, il ne restait plus qu’une quarantaine de fugitifs, le reste s’était perdu en route.
Le consulat étant menacé par l’incendie, les derniers Américains furent conduits jusqu’aux quais où les chaloupes étaient amarrées. Vers 20 heures le destroyer Simpson quittait Smyrne avec le consul Georges Horton et ses ressortissants.
De même, les derniers Britanniques rassemblés par le pasteur Dobson furent évacués. Cinquante soldats portèrent secours à la maternité dont la directrice ne voulait pas abandonner les patientes. Ils formèrent autour du personnel et des malades un rempart avec des rames afin de forcer un passage à travers la foule. Ils purent ainsi regagner leurs chaloupes pour embarquer à bord de l’Iron Duke.
Les îlots de protection français abritent entre 8 et 10000 réfugiés : soit 500 au consulat, 800 à l’École des Frères Lazaristes, 2000 à la cathédrale, 500 au Sacré-Coeur, 2000 à Coula, 2000 à Cordelin. Tous les détachements reçoivent l’ordre de regroupes les réfugiés dans les jardins du consulat et de l’Alliance française. On procède aux vérifications d’identité avant de délivrer un bon d’embarquement.
A 21h30, l’amiral Dumesnil donne l’ordre au commandant Moreau de prendre les mesures d’embarquement pour les Français et les protégés. On refoule la foule de la rue qui longe le consulat. Des postes sont placés à toutes les portes pour procéder au triage des réfugiés car seuls les Français et protégés doivent être embarqués.
A 22h50, le foyer se rapproche pendant l’évacuation des Français et protégés par des canots à vapeur, des chaloupes, qui font la navette entre le quai et les cuirassés Edgar Quinet, Jean Bart, et le paquebot Phrygie. Malgré les hommes de garde, les barrages ont cédé sous la pression de la foule qui ne souhaite que s’embarquer et refuse de se diriger vers le quartier de la Pointe encore épargné par l’incendie. On évacue des paquets d’archives, les documents du chiffre, la caisse de recettes du consulat.
Ordre est donné à la canonnière La Dédaigneuse de venir mouiller à côté du torpilleur Le Tonkinois qui, de ses projecteurs éclaire le quai devant le consulat où une foule immense, terrifiée, se presse sur le quai.
A 23h15, les nationaux munis de passeports, qui se trouvaient bloqués dans le consulat, sont conduits en pelotons de quinze à vingt personnes par des hommes en armes jusqu’au quai d’embarquement. Les autres réfugiés, qui s’étaient infiltrés dans les centres, sont repoussés vers la rue Parallèle en direction du nord.
Deux barrages perpendiculaires au quai sont établis devant le consulat pour en libérer l’accès. De même, il faut dégager la rue Parallèle et celle qui longe le consulat jusqu’aux jardins de l’Alliance française. L’évacuation de la colonie française se fait avec de grandes difficultés par suite de nombreux étrangers qu’il faut refouler au-delà du barrage nord.
Jusqu’à 1h15, l’évacuation est faite sur le cuirassé Jean Bart, devant l’approche de l’incendie on évacue aussi sur le Tonkinois et la Dédaigneuse. Les barrages sont repliés sur le bord du quai pour permettre à la foule venant du sud de gagner le nord préservé de l’incendie. Des flammèches embrasent des ballots abandonnés sur le quai, mais on ne peut les jeter à la mer car ils gêneraient les accostages et se prendraient dans les hélices.
A 2h15, les maisons proches du consulat s’embrasent et vers 2h45 c’est l’évacuation du consul et de son personnel à bord du navire amiral. La panique gagne la foule, des gens se jettent dans les embarcations, d’autres à la mer pour gagner les navires à la nage ; il est urgent d’embarquer la troupe alors que les réfugiés se piétinent et embarquent de force.
A 3h20, l’embarquement de la troupe est terminé, le Tonkin et la Dédaigneuse s’éloignent du quai. Le consulat brûle à 5 heures.
Pendant toute cette période, le torpilleur Hova, mouillé plus loin devant la rue menant à l’Hôpital français, recueille les réfugiés qui s’y étaient regroupés, les Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul et les sœurs Carmélites. Les réfugiés forment un bloc si compact sur le quai qu’il est quasi impossible d’embarquer les enfants, les malades, les vieillards et les bonnes sœurs qui les accompagnent. Des Grecs, des Arméniens affolés s’infiltrent, écrasent les enfants ou prennent la place des malades.
Vingt hommes débarquent d’embarcations venant des grands bâtiments, s’emparent du quai, creusent avec difficultés une poche dans la foule, pour permettre l’embarquement des religieux, de 200 nationaux et du consulat de Belgique. Le tri, dans la foule affolée, est impossible, de nombreux Grecs et Arméniens sont embarqués sur Hova qui, débordé, appareille pour aller accoster l’Edgar Quinet. Des officiers ont vu les soldats turcs, requis pour aider à assurer l’ordre, piller les réfugiés près du consulat. Les pompiers, privés de protection à la suite de l’évacuation des marins anglais, furent empêchés d’éteindre le sinistre par des soldats turcs qui leur tiraient dessus.
La ville est en ruines. L’incendie avait obligé les gens cachés dans les quartiers grecs et arméniens à sortir de leurs caves et à fuir vers les quais. Ils étaient maintenant directement menacés par le foyer qui s’était propagé aux immeubles du front de mer. La chaleur devint suffocante, les flammes s’élevaient en torches, la foule paniquée poussait des hurlements lorsque dans un fracas assourdissant un pan de mur s’écroulait. Les gens se ruaient alors dans un sens, puis dans l’autre en se piétinant, beaucoup se jetaient à l’eau et se noyaient. Ceux qui savaient nager essayaient de s’approcher des navires alliés. Seuls les Italiens descendaient des canots à la mer et repêchaient les malheureux afin de les amener vers leurs navires ancrés au large. Les Italiens embarqueront plus de 10000 personnes à leur bord. En plus de leurs ressortissants, nombreux dans le quartier populaire de la Pointe, ils recueillirent tous ceux qui se présentaient.
« Tous les quartiers sont décorés de drapeaux français et italiens dans l’espoir d’être protégés des attaques… au coucher du soleil l’incendie a gagné le quartier grec d’où des hordes de gens se déversent sur les quais… le craquement des matériaux en flammes et l’éclatement des matières explosives en nuage de feu font une vision d’enfer… tous les bâtiments majestueux du quai, le Sporting-Club, le Théâtre de Smyrne, le Kraemer Palace et d’autres magnifiques édifices sont la proie des flammes. »
A bord des navires britanniques, conscients de vivre la fin d’une époque heureuse, les Levantins, dont les fortunes étaient pour beaucoup dans l’immobilier et dans les banques locales, virent leurs entreprises et leur fortune brûler sous leurs yeux.
Sur l’Iron Duke, selon les ordres de l’amiral, les officiers en veste blanche passèrent à table. Après le dîner, ils observèrent à la jumelle des scènes d’horreur, hommes et femmes tués à coups de sabre et de fusil, jeunes filles violées. L’amiral Brock restait sur sa position de neutralité totale mais, devant la réprobation muette de son équipage, vers minuit il changea brusquement d’avis.
En quelques minutes, les officiers changèrent de tenue, les hommes d’équipage descendirent les chaloupes et les baleinières afin de gagner le quai. Quand les hommes sautèrent à terre, ils furent bousculés par la foule, repoussés dans les embarcations. Il fallait utiliser la force et les coups pour contenir les personnes qui se ruaient, puis on devait s’éloigner du bord avant d’être submergés. En ramant, les marins naviguaient au milieu des cadavres qui flottaient.
Quelques milliers de Grecs et d’Arméniens furent recueillis à bord des navires britanniques, américains, italiens et français, c’était un nombre dérisoire par rapport à la foule abandonnée dans l’enfer des quais. »
Le jeudi 14 septembre 1922
« Le jeudi 14 septembre, les Levantins et les Européens de la ville se trouvaient à l’abri à bord des différents navires. À terre le cauchemar continuait pour les Grecs et les Arméniens. Certains s’abritaient dans une habitation, momentanément épargnée par l’incendie, puis ils devaient fuir devant la progression des flammes, souvent agressés et dépouillés par des pillards. Ils cherchaient refuge dans les cimetières grecs, pour y cacher les jeunes filles. À la Pointe, une petite rangée d’immeubles du front de mer, et en arrière, le quartier de maisons et de bureaux étaient encore intacts, comme épargnés par une saute de vent. Là se pressait une foule qui espérait échapper à l’horreur des quais où le vent fort provoquant une tempête projetait de l’écume qui soulageait les malheureux de l’intense chaleur.
Au cours de l’après-midi, navires britanniques et américains quittèrent Smyrne pour se diriger vers les îles grecques voisins et y débarquer les fugitifs recueillis. A chaque départ d’un navire, ceux qui restaient à terre se sentaient abandonnés mais espéraient que les navires reviendraient rapidement pour les évacuer, car si quelque 20000 personnes avaient pu fuir, la barbarie se poursuivait sur les quais où l’incendie faisait toujours rage consumant les zones encore épargnées.
D’après les notes de l’amiral Dumesnil, à bord des navires sous son commandement, on procède au recensement des réfugiés. Ils sont regroupés en Français, protégés et non protégés. Parmi ces derniers, les Grecs, qui ont embarqué de force dans des circonstances tragiques, seront envoyés au Pirée à bord de l’Eliane. Il s’agit d’un vapeur réquisitionné appartenant à l’armateur local Guiffray. Son équipage turc est remplacé par 14 hommes prélevés sur l’équipage du Jean Bart. Un message est adressé au vapeur Asia et au navire-hôpital Tourville avec ordre de rallier Smyrne. Des embarcations sont envoyées encore dans la baie pour y recueillir des Français isolés.
Le docteur Hatchérian témoigne : « Les Turcs se sont emparés des petits bateaux et des yoles pour empêcher les chrétiens de gagner les navires de guerre. Les bateaux à vapeur des pays puissants transportent leurs nationaux et leurs protégés… Ces gens vont des bâtiments du quai jusqu’au rivage dans la discipline et un calme complet entre deux rangées de soldats armés de baïonnettes... nous implorons les marins de nous prendre aussi. Mais ils font la sourde oreille. La situation est tellement désespérée que des gens se jettent à l’eau pour gagner à la nage les navires de guerre les plus proches.»
Le vendredi 15 septembre 1922
« Le matin du 15, le vent ayant faibli, une épaisse couche de fumée recouvrait la ville où l’incendie avait tout détruit jusqu’aux zones les plus éloignées. Seuls demeuraient épargnés la Pointe, le quartier turc prolongé par le quartier juif, le bazar et la zone administrative du pouvoir autour du Konak. Le nombre de réfugiés du quai, évalué par diverses sources entre 300 000 et 500 000 personnes, ne semblait nullement avoir diminué. Sans approvisionnements, sans eau, sans abri ils étaient devenus une masse de gens hagards et désespérés. Sur la mer, de jeunes Turcs nageaient jusqu’aux cadavres qui flottaient pour les dépouiller de leurs bijoux.
Soucieux de débarrasser la Turquie de toute présence étrangère, Kemal exigeait que tous les réfugiés de Smyrne soient évacués avant le 1er octobre. Après cette date ils seraient exportés en Anatolie centrale. Sans attendre cette date, l’armée turque commençait à faire prisonniers tous les hommes de 15 à 50 ans, considérés, abusivement, comme des prisonniers de guerre. Ils furent amenés dans une caserne, parqués dans une cour, en haillons, ils furent dépouillés de leurs vêtements et chaussures, de leurs documents d’identité. Écrasés de chaleur et de soleil, il leur était interdit de s’approcher d’un robinet au milieu de la cour dont l’eau s’écoulait sans arrêt. Leurs gardiens, des irréguliers tortionnaires, les malmenaient avec des fouets de fils de fer barbelés.
Les jours suivants, des colonnes de prisonniers se mirent en marche vers Magnésie ; tous les kilomètres, les hommes qui, épuisés, n’arrivaient pas à suivre, étaient amenés à l’écart et abattus. On les enferma dans un entrepôt construit en pierre à chaux dont la poussière les étouffait. Les gardes obligèrent les survivants à s’automutiler ou à attaquer leurs camarades. Puis les rescapés durent aller à pied de village en village où on les vendait comme esclaves aux Turcs de la région.
Les responsables américains essayaient de convaincre le gouvernement grec d’envoyer une flotte pour sauver la foule des quais de Smyrne. Celui-ci, qui redoutait l’arrivée en Grèce de ces milliers de réfugiés, exigeait que la sécurité de ses navires soit garantie par les Turcs, garantie que ces derniers refusaient. Quant à l’amiral Bristol, il était toujours aussi peu enclin à le faire par crainte de nuire aux intérêts américains.
Kemal, qui avait réquisitionné toutes les villas encore intactes de Bournabat, s’y était installé avec son état-major. De là, il menait ses tractations diplomatiques où, fort de sa victoire, il menaçait de marcher sur Constantinople. Lorsqu’on lui annonça que la ville était en flammes, il sortit. De la véranda,il observa le tragique brasier, puis on l’entendit murmurer : « Je n’y peux rien. Que périssent ainsi tous les ennemis de mon peuple ! ».
Toujours le 15, les Français, grâce à des camions fournis par l’armée turque, ont pu évacuer le couvent et les orphelins du Coula isolés au-delà du Pont des Caravanes. Ils ont à nouveau procédé à des embarquements de protégés restés à terre, mais de nombreux Grecs se sont glissés parmi eux : au nombre de 1200, amenés par la Dédaigneuse, ils sont regroupés à bord du vapeur Eliane qui appareille à 20 heures. Escorté par le torpilleur Tonkinois il devra débarquer ses réfugiés à Chio, Méthylène ou le Pirée. »
Les samedi 16 et dimanche 17 septembre 1922
« Après que l’incendie eut consumé tous les quartiers chrétiens, il s’arrêta vers le 16 ou le 17.
Un pasteur méthodiste américain, Asa Jennins, avait réquisitionné deux maisons vides au nord de la ville pour y installer une maternité d’urgence et un dépôt de vivres. Il fit, en vain, la tournée des navires encore dans la rade afin de convaincre les capitaines de procéder à des évacuations. Celui d’un navire marchand italien, le Constatinopoli[SS1] , accepta d’emmener 2000 réfugiés à Méthylène pour une somme de 6000 lires. Jennins obtint l’accord du consul italien et la permission des autorités turques à condition de n’emmener que des femmes et des enfants. Le sauvetage de 2000 réfugiés eut lieu le 21 septembre sous la surveillance des soldats turcs qui veillaient à ce qu’aucun homme ne puisse embarquer.
A Méthylène, Jennins trouva des bateaux de transport grecs qui avaient servi à évacuer l’armée vaincue. Après des négociations avec le général grec responsable de la flotte, puis avec les autorités d’Athènes, qui exigeaient la garantie de la protection de la marine américaine, puis de difficiles tractations avec toutes les parties, le samedi 23, à minuit, il quittait Méthylène pour Smyrne en tête d’une flottille de neuf navires escortés par le US Lawrence.
La nécessité d’évacuer environ 50000 personnes par jour posait des contraintes logistiques considérables. Pour pouvoir écarter les hommes des barrières métalliques canalisaient la foule jusqu’à des portes gardées par une double rangée de soldats turcs surveillés par des officiers.
La crainte des réfugiés de ne pas pouvoir embarquer les remplissait de terreur. Dès que le premier bateau accosta, ce fut la ruée, la foule devint incontrôlable, ceux qui trébuchaient étaient piétinés, beaucoup tombaient dans l’eau. A la première porte c’était un effroyable engorgement. Des femmes terrorisées, aux vêtements déchirés, asseyaient d’escalader les clôtures.
Les officiers turcs se joignaient à leurs hommes pour dépouiller les réfugiés de ce qui leur restait d’argent ou de bijoux avant de les laisser passer. Ils refoulaient à coups de crosse les hommes, qui devaient abandonner leurs enfants qu’ils avaient dans leurs bras. Les plus jeunes tombaient et se noyaient ou ils perdaient leur mère qui courait en tous sens pour les retrouver. Les marins américains étaient des témoins impuissants, car il leur était interdit d’intervenir. Avec la tombée du jour, la panique s’amplifia car l’embarcadère devait être fermé pendant la nuit. Mais 15000 personnes avaient été sauvées.
Le mardi 26 septembre, Jennins retourna à Smyrne à la tête de dix-sept navires et ce jour-là il put emmener 43000 réfugiés. L’opération se poursuivit les jours suivants.
Plus au nord, les malheureux qui avaient campé depuis douze jours sur les quais ou dans le quartier non brûlé de la Pointe étaient dans un état indescriptible de saleté. Beaucoup n’avaient plus la force de se lever pour embarquer. »
Le lundi 18 septembre 1922
« Le médecin principal Varennes, médecin chef de l’Hôpital français de Smyrne, adresse un rapport sur les
possibilités de remise en état de l’hôpital qui n’a que partiellement été endommagé. Il pourrait rapidement redevenir opérationnel. Un médecin militaire, un infirmier et la présence des bonnes sœurs sont souhaités au plus tôt. »
Le samedi 23 septembre 1922
« Le 23, mission est donnée au commandant du vapeur Alexandre Mikiaïlovitch de conduire à Syra les protégés français, munis d’un laissez-passer du consulat et qui veulent quitter Smyrne. Il s’agit pour la plupart de Grecs qui avaient obtenu cette protection avant l’occupation de Smyrne par les troupes hellènes. »
Le mardi 26 septembre 1922
« Le 26 septembre, à bord de l’Edgar Quinet, les commandants des forces navales alliées et les représentants consulaires réunis demandent aux autorités turques d’augmenter de quinze jours la date limite donnée aux réfugiés chrétiens pour quitter Smyrne. Une question est aussi posée : les sujets chrétiens, ottomans, hommes entre 18 et 45 ans envoyés dans les camps de concentration, ont-ils leur subsistance assurée ?
Le 26 encore, le consul général Graillet informe le président du Conseil en France du comportement des troupes turques : « Des bateaux grecs sans pavillon, escortés par des torpilleurs américains, devaient venir prendre les Grecs et les Arméniens et les amener en Europe. Au moment de l’embarquement, la police et les kémalistes, qui devaient assurer le service d’ordre, dépouillent systématiquement les voyageurs de tous leurs objets de valeur et même de leurs vêtements. En ville, le pillage est toléré par le commandement. Au bout de 17 jours d’occupation, la sécurité est nulle malgré la présence de nos navires. Qu’en sera-t-il ensuite ? »
Le jeudi 28 septembre 1922
« L’amiral Dumesnil résume l’action de la Division Navale du Levant : « Du 13 au 14 septembre les marins des Jean Bart et Edgar Quinet ont embarqué nos ressortissants, des protégés français et même des Grecs et des Arméniens. Ceux-ci au nombre de 1350 ont été envoyés le lendemain au Pirée. Français et protégés ont été gardés à bord des navires puis évacués vers la France par paquebots : Lamartine 200, Phrygie 950, Asia 900, Pierre Loti 513, dont 275 Syriens dirigés vers Beyrouth, Tourville 2100 sur la France. »
L’évacuation des Grecs et des Arméniens protégés français et catholiques a été faite ensuite par le vapeur Alexandre Mikailovitch, et par la Dédaigneuse, soit 1000 à Timos, 2500 à Méthylène, 1000 à Syra. »
Il évoque les dispositions prises après l’incendie : des hommes de troupe gardent nos établissements épargnés : Sacré-Coeur, hôpital, maison des sœurs de Saint-Joseph, Sion, Coula, ancien consulat etc. Des vivres sont distribués aux sinistrés, 2 cuisines roulantes ont été débarquées et sont en activité.
Le consul de France revenu à terre a repris son activité à quelques centaines de mètres de l’ancien bâtiment. Celui-ci, dont le gros-œuvre a bien résisté à l’incendie, pourrait être réhabilité. Les Français qui veulent rester et dont les habitations ont brûlé sont hébergés à bord du vapeur Eliane. »
Le samedi 30 septembre 1922
« Avant son départ, l’amiral laisse au commandant Julien Laferrière de l’Ernest Renan des directives, dont un plan d’évacuation vers Salonique qui prendrait en charge le corps consulaire, les congrégations et les principales notabilités commerçantes françaises encore présentes, Guiffray, Giraud, etc.
Le délai d’évacuation des populations grecques et arméniennes fixé au 30 septembre fut prolongé jusqu’au 7 octobre. A cette date, il n’y avait plus personne sur les quais, noirs d’immondices, de matelas éventrés, de bagages abandonnés que des équipes de prisonniers grecs s’employaient à nettoyer pour permettre au tramway de circuler… plus loin que Bella Vista les consultas s’étaient installés de façon précaire dans quelques maisons épargnées.
Quels furent les responsables de l’incendie, un fléau inexorable qui provoqua l’exode irrémédiable des chrétiens et parmi eux les Levantins ? Cette question se posa dès le premier jour de la catastrophe, elle fut l’objet d’affrontements de convictions où chaque camp restait ferme sur ses positions, elle demeure récurrente dans les documents sur la fin de Smyrne. »
D’après l’ouvrage de Louis François Martini « Le Crépuscule des Levantins de Smyrne » Etude historique d’une communauté.
Date de dernière mise à jour : 30/09/2022